« Enseignant, j'ai rejoint les forces armées ukrainiennes »

Author

Valentyn Dolhochub Patrick Le Tréhondat

Date
April 18, 2023

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je m'appelle Valentyn Dolhochub. Je suis docteur en histoire et en archéologie. Je suis né à Odessa en 1993, mais en 2018, ma femme Alyona et moi avons déménagé dans un petit village à 80 km d'Odessa en choisissant de vivre plus modestement. En 2020-2023, j'ai travaillé comme professeur d'histoire, de géographie et de droit dans une école locale. En mars 2023, j'ai rejoint les forces armées ukrainiennes en tant que soldat.

Comment avez-vous vécu la première année de la guerre ?

Je me préparais un peu à la guerre (j’avais préparé un "kit d'urgence"), je montais avec mes amis des plans au cas où. Cependant, juste avant que la guerre ne commence, j'ai commencé à douter qu’elle allait réellement survenir. Au début, j'ai participé à des patrouilles nocturnes à Odessa dans le cadre d'unités de volontaires pendant plusieurs jours, puis j'ai été à un poste de contrôle près de mon village. Cependant, après la défaite des envahisseurs près de la ville de Voznesensk (à 70 km de notre village), j'ai cessé de participer activement au mouvement de résistance. Mon ami et moi n'avons pas été acceptés dans la défense territoriale parce que nous étions enseignants. Après cela, j'ai repris une vie normale, envoyant occasionnellement de l'argent à l'armée. Je traversais une grave crise psychologique parce que je ne participais pas aux événements, mais en même temps, je n'osais pas quitter ma famille. Au moment du 24 février 2022, mon fils aîné avait 2 ans et demi et le plus jeune 1 mois et demi. Je pense que cette excuse est faible, mais c'est ainsi que je me suis expliqué mon choix.

Jusqu'à la fin de l'automne, la guerre n'a pratiquement pas eu d'impact sur ma vie. Après les deux premières semaines, marquées par des problèmes de livraison de nourriture aux magasins, la situation est revenue à la normale. En novembre, des coupures d'électricité régulières ont commencé. Elles ont duré jusqu'à la mi-décembre, puis ont cessé pour une raison que j’ignore, bien qu'à Odessa l'électricité ait continué à être coupée. Bien sûr, nous étions préoccupés par les nouvelles et suivions de près les informations en provenance du front. Plusieurs de mes amis ont été tués au combat et d'autres ont été capturés.

Comment vos élèves ont-ils vécu cette situation ?

Les habitants des zones rurales sont un peu moins mobiles que ceux des zones urbaines, et ils ont généralement moins d'argent pour se rendre dans un autre pays ou une autre région, ce qui explique que seuls 2 ou 3 élèves sur 80 aient quitté l'école, alors que dans les écoles d'Odessa, 50 % ou plus des élèves sont partis à l'étranger.

Les enfants transmettaient souvent les humeurs et les paroles de leurs parents. Certains ont dit qu'ils avaient peur, mais la peur n'était certainement pas la toile de fond de leur vie. Ils discutaient avec enthousiasme des moments où un avion militaire, un hélicoptère (ukrainiens), un missile ou un drone (russe) survolaient le village. Ils n'ont pu entendre que deux puissantes explosions lorsque les occupants ont frappé l'ancien aérodrome militaire situé à 15 km du village, ainsi que des tirs des systèmes antiaériens. Les pères d'une douzaine d'élèves sont partis à la guerre. Pour autant que je sache, il n'y a heureusement pas eu de décès parmi les proches de mes élèves. En outre, plusieurs élèves déplacés, dont les familles ont quitté les zones où se déroulaient les combats, sont arrivés dans notre école. Je ne peux pas dire qu'ils sont psychologiquement différents de leurs camarades. La grande majorité des élèves se sont mis à la mode des symboles ukrainiens et des chants patriotiques et pensent que l'Ukraine va gagner.

Comment avez-vous organisé votre enseignement dans cette situation ?

Nous avions fait l'expérience de l'apprentissage à distance pendant la quarantaine du coronavirus. Lorsque j'ai commencé à travailler en 2020, cet apprentissage était très difficile. La plupart des élèves ne disposaient pas d'un accès internet. Mais après 2 semaines et demie, les cours ont repris sous une forme à distance. Aujourd’hui, les élèves se sentent plus responsables de leurs études. La participation aux cours via Zoom touche 50% de la classe et même plus (pour autant que je sache, la situation était similaire dans les écoles dans les villes). Certains cours ont eu lieu par Zoom, tandis que d'autres devoirs à faire sont envoyés par Viber [plateforme de messagerie]. Selon moi, la qualité de l'enseignement s'est dégradée, mais pas autant que pendant la quarantaine du coronavirus. En décembre 2022, notre école a repris l'enseignement en présentiel, sauf les jours où les occupants lançaient des attaques massives à la roquette ou lorsque le village était privé d'électricité. Les murs de l'école ont été renforcés avec des sacs de sable et certaines fenêtres ont été obstruées. Le sous-sol de l’école était censé servir d'abri anti-bombes, mais je n'ai jamais vu personne y descendre. La probabilité d'un bombardement sur notre village est minime, bien qu'à Odessa un tel danger soit réel.

J'ai lu que les enseignants avaient de nombreux problèmes : retard dans le paiement des salaires, obligation de prendre des congés pour réduire les coûts, etc. Ce sont les autorités locales qui doivent payer les enseignants à cause des coupes budgétaires. Qu'en pensez-vous ?

Depuis moins de trois ans que je travaille comme enseignant, je n’ai jamais connu de retard de paiement de mon salaire. Je n'ai jamais non plus entendu mes amis enseignants d'autres écoles se plaindre de « retards de paiement de salaire ». Je dois ajouter que d'autres institutions publiques où j'ai travaillé, telles que les bibliothèques régionales et nationales, n'ont jamais eu de retard dans le paiement des salaires non plus. Cependant, il est fort probable que de tels cas existent. Le principal problème est différent : nos salaires sont très bas. Avec un doctorat et le titre de "professeur de la plus haute catégorie", je recevais environ 190 euros par mois. Pour subvenir aux besoins de ma famille (ma femme et mes deux enfants), j'ai dû occuper un autre emploi (dans une bibliothèque) et donner des cours particuliers. J'ai ainsi réussi à atteindre un revenu d'environ 420 euros par mois. Dans mon école, les heures de travail ont été réduites pour réduire les coûts uniquement pour le personnel d'entretien (nettoyeurs, soutiers) et les enseignants du jardin d'enfants (le jardin d'enfants n'a pas été ouvert depuis le début de la guerre). Le travail des enseignants est en effet payé par le budget local, mais cela n'est pas dû à la guerre, mais à la réforme de la décentralisation. Cela a commencé avant même l'invasion russe. Ces derniers mois, les salaires des enseignants ont effectivement été réduits. Dans mon école, les changements ont été insignifiants : 200-400 hryvnias (5-10 euros), mais certains de mes amis d'Odessa ont vu leur salaire réduit de près de 50 euros. Je ne connais pas la raison de cette différence. Il est clair que les salaires sont réduits afin de payer le travail des militaires et les autres dépenses de guerre.

Existe-t-il des syndicats d'enseignants et, dans l'affirmative, que font-ils face à cette situation ?

En Union soviétique, les syndicats ont été complètement atrophiés et transformés en un appendice insignifiant du système étatique. Partout, les syndicats d’enseignants se contentaient d’offrir des bons pour les sanatoriums (et pas toujours), d'offrir des paquets de bonbons pour le Nouvel An et des fleurs pour les femmes le 8 mars. Les syndicats n'ont jamais été en conflit avec les administrations scolaires et les départements de l'éducation des districts. Il semble que les membres des syndicats ne se rendent souvent même pas compte de la raison pour laquelle ils sont nécessaires. Au fil des années de réformes néolibérales dans le domaine de l'éducation, les syndicats existants ont prouvé leur incapacité totale à lutter pour les droits des enseignants. Les tentatives de création de syndicats alternatifs et indépendants ont été très faibles. Peu avant le début de la guerre, mes amis et moi avons notamment envisagé de créer un syndicat indépendant d'enseignants. Bien entendu, après le 24 février 2022, ce projet n'a plus eu de raison d'être.

Vous avez récemment été mobilisé dans les forces armées. Pouvez-vous nous dire pourquoi et comment cela s'est produit ?

En Ukraine, les enseignants ne sont pas officiellement soumis à la mobilisation. Au début de la guerre, des enseignants volontaires ont même été renvoyés des unités de défense territoriale et des forces armées. Un sursis militaire doit être documenté, mais personne ne s'y intéressait jusqu'en février 2022. Au bureau de mobilisation, personne n'a nié mon droit au sursis et a promis de le confirmer début avril. Comme je l'ai déjà écrit, il m'était très difficile de ne pas participer à la guerre. J'ai toujours été intéressé par l'expérience existentielle de la guerre (principalement sous l'influence de Nietzsche, Saint-Exupéry et Ernst Jünger). En même temps, j'étais psychologiquement incapable de quitter ma famille. En outre, si l'on juge objectivement, je ne suis pas un très bon guerrier. Fin mars, un ami combattant depuis un an, devenu sergent, m'a contacté et m'a invité à rejoindre son unité, le département de reconnaissance d'une nouvelle brigade mécanisée. J'ai pensé que c'était l'occasion rêvée. Ma femme a soutenu mon intérêt, ce dont je lui suis très reconnaissant. L'administration de l'école et les autres enseignants se sont également montrés très compréhensifs, même s'il n'est probablement pas facile de reprendre les matières que j'enseignais auparavant. Je continue, en partie,  à envoyer des devoirs aux élèves et à vérifier le travail qu'ils m'envoient.

Donc, j'ai rapidement rassemblé les documents nécessaires et je me suis présenté volontairement au commissariat militaire. Heureusement, il y avait la possibilité d'être mobilisé dans une unité spécifique. Formellement, mon statut n'est pas différent de ceux qui ont été mobilisés de force.

Quelle est votre vie dans l'armée ? Avez-vous des problèmes particuliers ?

Je suis arrivé à l'unité militaire plus tard que les autres soldats, et je n'ai donc pas suivi les premières étapes de l'entraînement. Après tout, je ne sers pas dans une section de combat, mais plutôt dans le bureau de l'unité. Je pense que c'est ainsi que je pourrai être vraiment efficace dans l'armée : en travaillant avec des documents, des plans, des cartes. Parfois, nous effectuons aussi des tâches de protection de notre base, des tirs, et nous améliorons individuellement et collectivement notre formation (dans ce cas, ce n'est pas une lapalissade).

Il est probable que, dans un avenir proche, notre brigade se verra confier des tâches très intéressantes. Cependant, nous vivons et travaillons actuellement dans de très bonnes conditions (pour autant que je sache, de telles conditions ne sont pas typiques dans l'armée). Je me suis adapté à ma nouvelle vie assez facilement et je suis très satisfait de l'équipe que j'ai rejointe.

Les problèmes qui existent dans l'armée sont bien connus et je ne pense pas qu'il soit utile d'en parler. L'armée ukrainienne a beaucoup changé ces dernières années et surtout en 2022, mais il reste de nombreux éléments hérités de l'armée soviétique. Le seul problème global qui est activement discuté par le public ukrainien et sur lequel j'aimerais insister est la cruauté inappropriée des formes de mobilisation forcée qui discréditent la lutte des soldats ukrainiens et la quasi-impossibilité d'une démobilisation volontaire.

Vos compétences pédagogiques sont-elles utilisées dans l'armée ?

Pour l'instant, non, mais deux semaines seulement se sont écoulées depuis ma mobilisation. Il me faut surtout avoir une capacité à apprendre rapidement et à s'adapter à ces nouvelles conditions.

Comment voyez-vous votre avenir ?

Cela dépend de l'avenir de mon peuple et de mon pays. Pour l'instant, je me concentre sur le moment présent et j'hésite à me projeter dans l'avenir. En supposant que la guerre ne se termine pas par une dévastation totale de l'Ukraine, j'aimerais être démobilisé et m'essayer à l'analyse de données, que j'étudie depuis un an. Je n'ai pas l'intention de faire une carrière militaire. Taras Chevtchenko a exprimé avec justesse l'idée nationale ukrainienne dans son poème "Une cerisaie près de la maison". J'espère qu'après avoir acquis l'expérience que je souhaite, je pourrai également retourner à une vie paisible dans le village, tout comme les cosaques retournaient dans leurs fermes des steppes après les guerres et les campagnes militaires. Cependant, je suis conscient que la vie en Ukraine ne sera jamais synonyme de « stabilité et de paix » – c'est pourquoi nous nous sommes construits en tant que peuple libre et armé.