Ukraine : résistances sociales au travail

Author

Alexandre Kitral

Date
September 12, 2023

La nouvelle législation du travail adoptée sous la loi martiale a rendu la vie des salariés beaucoup plus difficile. Malgré cela, de nombreuses personnes ont commencé ou continuent à se battre pour obtenir de meilleures conditions de travail. Dans cet article, nous racontons l’histoire d’une médecin qui, malgré le harcèlement moral de sa direction, continue à défendre ses droits. Nous partageons l’expérience d’un dirigeant syndical qui a créé un fonds pour lutter contre l’arbitraire patronal. Nous parlons également de travailleurs agricoles qui tentent de créer une coopérative sans patrons ni subordonnés. Ces initiatives, et bien d’autres similaires, montrent qu’il existe dans la société ukrainienne de nombreuses personnes qui ne veulent pas être prises en otage par les circonstances - elles sont prêtes à défendre ce qui est juste et à proposer de nouveaux principes de développement.

Des priorités faussées

Si l’on examine la situation actuelle, on constate de nombreux changements négatifs dans la protection des droits des travailleurs. Cela est dû en grande partie à la loi n° 2136-IX « sur l’organisation des relations de travail sous la loi martiale», qui a été adoptée en mars de l’année dernière. Cette loi a permis à de nombreux employeurs de réduire un certain nombre de leurs obligations envers les employés. Les grandes entreprises ont été particulièrement performantes à cet égard, car les défenseurs des droits humains estiment qu’elles ont été parmi les premières à tirer parti de la nouvelle législation.

Une liste des entreprises qui ont profité de la nouvelle législation du travail et qui ont suspendu temporairement ou modifié de manière significative les conventions collectives est disponible sur le site web du Mouvement social, où une «liste noire» des employeurs a été publiée. Outre les entreprises privées, dont la célèbre société Nova Poshta LLC, un grand nombre d’entreprises publiques attirent l’attention. Par exemple, la centrale nucléaire de Tchernobyl, le port d’Odessa et Ukrzaliznytsia. Selon Vitaliy Dudin, docteur en droit et président du Mouvement social, cette situation n’est clairement pas en faveur de l’État, qui, dans les conditions actuelles, n'agit pas de manière beaucoup plus responsable que les propriétaires privés.

Pas d’augmentation de salaire, ni de congés bien mérités

L’exemple négatif le plus illustratif de la liste est sans doute celui d’Ukrzaliznytsia [chemins de fer ukrainiens]. Premièrement, il s’agit du plus grand employeur d’Ukraine, ce qui affecte un grand nombre d’employés et constitue un exemple pour les autres employeurs. Deuxièmement, certaines dispositions de la convention collective ont été annulées la veille de l’adoption de la loi controversée n° 2136-IX, le 15 mars 2022. Le registre national unifié des décisions de justice, dans lequel Ukrzaliznytsia est accusée, en atteste.

«Il semble que l’entreprise ait été en communication avec les législateurs qui ont introduit cette initiative. De toute évidence, dès que les dirigeants d’Ukrzaliznytsia ont vu que la situation financière de l’entreprise se détériorait, ils ont pris la décision selon le procès verbal de la réunion du conseil d’administration», a déclaré Vitaliy Dudin à Commons.

Oleksandr Skiba, responsable de la section du syndicat indépendant des cheminots d’Ukraine au dépôt de Darnytskyi à Kyiv, a détaillé des changements intervenus dans le travail à Ukrzaliznytsia. Il a noté que de nombreux employés des équipes de locomotives sont désormais contraints de travailler plus longtemps que les 12 heures requises. Beaucoup ont également été scandalisés par la suppression de 14 jours de congés supplémentaires par an, auxquels ils avaient droit en raison d’horaires de travail irréguliers, ainsi que de 3 à 5 jours de congé supplémentaires par an pour de longs états de service. Cette suppression a eu un impact négatif sur la motivation des employés.

«Notre travail n’a pas d’horaire précis. En fait, les gens travaillent à n’importe quelle heure. Parfois, il faut aller travailler à deux heures de l’après-midi, parfois à une heure du matin. Le biorythme d’une personne est donc complètement perturbé. C’est la raison pour laquelle les employés sont avertis 14 jours à l’avance de ces conditions de travail dangereuses. J’ai moi-même fait l’expérience de ce que représentent 24 jours de congé quand on n’en a pas du tout. C’est très peu. Les jours de congé supplémentaires [pour ancienneté] n’ont été restitués que récemment, et ce aprés plus d’un an», a déclaré le syndicaliste à notre publication.

Un autre problème, selon Oleksandr Skyba, est l’absence de meilleurs salaires dans les régions en première ligne face à la guerre.

«Il y a quelques jours, j’ai reçu un appel d’un collègue de Zaporijia. Pendant la conversation, j’entends une explosion. C’était une explosion normale : “Oh, une fusée est arrivée, quelque chose brûle”. Je ne sais pas comment les gens font pour travailler là-bas sans augmentation de salaire, ni prime», a déclaré Oleksandr.

En même temps, selon le responsable du syndicat, les travailleurs de Zaporijia reçoivent des salaires modestes pour leur travail. Par exemple, en juillet 2023, un conducteur de deuxième classe ayant l’ancienneté maximale a reçu moins de 14 000 UAH [355 euros], et sa femme, qui travaille comme ajustrice dans la même entreprise, a reçu 6 000 UAH [152 euros]. Certes, le nombre d’heures de travail a diminué en raison de la réduction du trafic, mais dans le même temps, les cheminots travaillent dans des conditions dangereuses en raison des bombardements des gares et des dépôts.

«Pouvons-nous au moins augmenter les primes pour les personnes en première ligne ? Après tout, ils travaillent dans des conditions extrêmes» déclare le responsable du syndicat.

De plus, il est difficile d’influencer la direction de l’entreprise en raison de l’interdiction des manifestations et des grèves due à la loi martiale. Oleksandr Skyba note qu’il connaît des cas où ceux qui ont essayé de lutter pour leurs droits du travail ont été dépouillés de tous leurs moyens de défense par leurs employeurs. Ensuite, ces employés, s’ils pouvaient être appelés au service militaire, ont été soumis à la mobilisation. Il s’agissait d’une mesure tout à fait prévisible de la part des employeurs pour faire pression sur les travailleurs mécontents. Les autorités auraient dû prévoir des mécanismes pour contrer ces «répressions».

Afin de pouvoir défendre les droits des travailleurs dans le contexte actuel, Skiba a créé la Fondation caritative panukrainienne pour le développement du mouvement syndical. Par l’intermédiaire de cette fondation, il espère collecter des fonds afin que les syndicats puissent se fournir mutuellement une assistance juridique rapide devant les tribunaux. Par exemple, pour qu’ils puissent engager un avocat pour s’occuper d’une affaire. Dans le même temps, un responsable local du syndicat peut aider et acquérir de l’expérience dans les subtilités juridiques afin de pouvoir agir de manière indépendante à l’avenir. Oleksandr Skiba estime que le tribunal est le seul mécanisme juridique permettant de lutter contre l’arbitraire de la direction d’Ukrzaliznytsia.

«Si 10 à 12 représentants syndicaux des régions acquièrent une expérience juridique et en usent, cela obligera les employeurs à assumer leurs responsabilités et à respecter les droits des travailleurs de manière adéquate», a-t-il conclu.

«Ne me manipule pas avec ton Boutcha !»

De nombreux employeurs des régions relativement calmes de l’Ukraine occidentale ont rapidement tiré parti de la nouvelle législation du travail. Parmi eux, les administrations des institutions éducatives et médicales. Par exemple, dans l’établissement d’enseignement Lipetskopolyanske dans la région de Zakarpattia, la directrice adjointe du travail éducatif a été transférée au poste de professeur de langue et de littérature ukrainiennes – sans son consentement. À l’hôpital central du district de Kolomyia, le directeur général a signé un ordre de transfert d’un employé du laboratoire à un poste à mi-temps. L’employé n’a pas reçu le préavis de deux mois habituel. Dans les deux cas, les employés ont saisi la justice et ont obtenu gain de cause. Vitaliy Dudin note que plus de la moitié des personnes qui décident de se battre pour leurs droits du travail et d’aller en justice obtiennent gain de cause. Toutefois, il faut avoir les ressources et la force nécessaires pour le faire.

«Il faut avoir un sens de la droiture morale, un accès à l’aide juridique ou à des connaissances juridiques, des fonds pour payer les frais de justice et de la patience, car le procès peut durer jusqu’à six mois», a-t-il déclaré.

Marta Talanchuk, gynécologue-obstétricienne, estime que de nombreux travailleurs doivent aujourd’hui faire preuve de résilience s’ils ne veulent pas dépendre des décisions d’une direction inepte. Marta travaille dans une maternité sur la rive gauche à Kyiv et a souvent subi  souvent des pressions de la part de l’administration, qui l’a poussée à démissionner. Le conflit a éclaté après que la jeune médecin a défendu ses droits. Marta raconte qu’on a essayé de la rendre «responsable» de la mort d’un nouveau-né, alors qu’elle n’était que membre d’un groupe de médecins à l’époque et que la responsabilité incombait au médecin de garde. Mais le directeur de l’institution médicale, selon le médecin, a essayé de la rendre responsable en tant que plus jeune employée. La jeune femme n’a pas cédé, et  les pressions ont commencé, qui ont pris une forme plus cynique avec l’éclatement de la guerre.

En février-mars de l’année dernière, Marta a dû survivre à l’occupation. Pendant les premiers jours de la guerre, elle et son enfant sont restés dans leur maison du quartier de Boutcha, qui était occupé. Plus tard, la mère et l’enfant ont réussi à partir, bien qu’ils aient failli le payer de leur vie – pendant l’évacuation, les militaires russes ont ouvert le feu avec des armes automatiques. Marta se souvient qu’elle s’est cachée avec son enfant derrière un tas de débris de construction, afin que les balles ne les atteignent pas.

Elle a repris le travail quelques mois plus tard, après son retour de l’étranger. Le mari de Marta est infirmier dans une brigade d’assaut et ne peut pas être à ses côtés. Pour pouvoir passer plus de temps avec son fils, stressé par cette expérience, et s’occuper de sa grand-mère de 86 ans atteinte de démence, elle a demandé à la direction de la maternité de la faire travailler en équipe.

«Le directeur a répondu : “Ne me manipule pas avec ton Boutcha ! Tu peux mettre fin à ton contrat de travail”. C’est alors que j’ai appris que deux personnes avaient été acceptées dans le service. J’ai alors envoyé des lettres à diverses autorités pour demander de l’aide pour la garde de mon enfant, et j’ai écrit au ministère ukrainien de la Santé. Mais tous mes appels ont été envoyés de mon lieu de travail. Le directeur a alors réuni le personnel et a commencé à lire devant tout le monde le contenu de mes lettres, dans lesquelles je décrivais l’état de mon enfant et de ma grand-mère. Bref, il a organisé une mise en accusation publique. Finalement, il a dit qu’il n’était pas obligé de m’aider. Après cela, j’ai dit que je ne transigerais sur rien», a déclaré la médecin.

Les difficultés qu’elle a rencontrées n’ont pas brisé Marta, au contraire, elles l’ont rendue plus forte. La femme fait remarquer qu’elle avait déjà essayé de défendre ses droits, mais qu’elle le fait maintenant plus calmement, sans agitation inutile et sans troubles intérieurs.

Pourquoi le gouvernement devrait-il accorder plus d’attention à l’amélioration de la sphère sociale et plus particulièrement des conditions de travail ? Selon Vitaliy Dudin, cela est nécessaire pour que les gens continuent à travailler en Ukraine et pour attirer des personnes à l’étranger. Il pense que plus le contraste avec les pays de l’UE sera faible, plus les gens resteront en Ukraine. L’avocat estime que le gouvernement devrait prendre ses responsabilités politiques en abrogeant la loi n° 2136 ou en supprimant toutes les dispositions qui permettent aux employeurs de faire unilatéralement ce qu’ils veulent. Il est également nécessaire de mettre en place un système d’inspection du travail efficace qui aurait un réel pouvoir sur les employeurs peu scrupuleux.

«Je ne pense pas que le fait de relever les normes sociales et d’augmenter les dépenses publiques pour les financer suscitera une inquiétude significative chez nos partenaires étrangers. Je pense qu’ils sont beaucoup plus effrayés par le problème de la corruption. Et la corruption se développe là où il y a de la pauvreté», a déclaré Vitaly Dudin.

Il estime que pour sortir de la pauvreté, l’État doit investir massivement dans la création d’emplois, les prestations sociales et les aides à ceux qui ne peuvent pas réaliser pleinement leur potentiel de travail.

«La politique de main-d’œuvre bon marché et d’austérité ne s’est pas justifiée et est critiquée à tous les niveaux. L’Ukraine ne doit pas être un pays qui fournit une main-d’œuvre bon marché. C’est un pays qui donne l’exemple de l’adaptabilité à toutes les conditions, un pays de personnes motivées et travailleuses qui sont prêtes à relever tous les défis. Et ces personnes méritent des salaires décents et un ensemble de mesures sociales», a souligné l’expert.

Développement de la conscience de soi et recherche d’une alternative

Aujourd’hui, la société est très demandeuse de conditions de travail équitables. Certaines personnes sont prêtes à faire des efforts pour améliorer la situation. Certaines s’engagent dans le mouvement syndical, d’autres créent des associations pour défendre leurs intérêts. Il existe par exemple des exemples de petites équipes qui ont réussi à introduire des principes d’interaction plus équitables dans leur travail. C’est le cas des coopératives agricoles, qui reposent sur l’unit » des travailleurs. Les gens sont unis par des objectifs communs, et il se trouve que la direction est également intéressée par la mise en œuvre des meilleures pratiques. Et si un directeur ne fait pas son travail, il peut être révoqué par un vote.

Dans de nombreuses coopératives, le président ne perçoit pas de salaire ; il n’est motivé que par la réalisation de soi et le désir de soutenir les gens. C’est l’approche adoptée par la coopérative Nash Dobrobut à Valky, dans l’oblast de Kharkiv, qui regroupe des habitants de sept localités et se spécialise dans la vente de légumes « bortsch ». Comme nous l’a expliqué le directeur de la coopérative, Valerii Bushnov, chaque membre de l’association dispose d’une voix, indépendamment de son statut ou de ses revenus. La coopérative décourage également la concurrence, qui peut être source de discorde entre les gens, mais encourage le soutien mutuel et les initiatives visant à un développement commun.

Aujourd’hui, la coopérative regroupe 54 personnes et, selon Valeriy Bushnov, elle n’en est qu’au début de son développement. L’objectif est de réunir 1 500 personnes dans la coopérative. Selon lui, l’avenir de l’Ukraine réside dans le système coopératif, car il donne à la société la possibilité de participer à la création de meilleures conditions de vie. Il est encore difficile d’évaluer l’efficacité de cette approche dans la réalité ukrainienne d’aujourd’hui. Mais l’essentiel est qu’aujourd’hui les citoyens commencent à réfléchir au développement futur de la société, à proposer des solutions et à essayer de les mettre en œuvre.

Bien que les effets de la guerre et de la crise économique obligent souvent les gens à se concentrer sur leur propre survie, certains ont la force et la volonté de défendre leurs droits. Selon les représentants du mouvement syndical, de nombreuses personnes comprennent la nécessité de prendre des mesures actives pour protéger l’intérêt public. Oksana Slobodiana, dirigeante du mouvement Sois comme Nina, qui rassemble des femmes travaillant dans le secteur de la santé, souligne que les gens s’impliquent davantage, posent des questions aux autorités et demandent des éclaircissements plus souvent et plus vigoureusement.

«Il n’y a plus de peur comme avant. Les gens sont plus enclins à s’organiser. Si auparavant je devais inciter les gens à venir au rassemblement, aujourd’hui je dois limiter le nombre de participants parce que les rassemblements de masse sont interdits en raison de la loi martiale», a-t-elle déclaré.

Oksana Slobodiana pense également que le public commence à suivre la politique du pays de plus près. Les gens se rendent compte qu’ils ont le droit de savoir ce qui se passe dans le pays, car ils pensent que l’État, c’est eux.

«Auparavant, de nombreux citoyens pensaient que tout leur était volé sous leurs yeux et qu’ils ne pouvaient pas influencer ces processus. Mais aujourd’hui, je constate que si une personne parvient à obtenir un peu de justice sur son cas, cela lui communique de l’optimisme et la motive à poursuivre ses efforts. Les gens se rendent compte qu’ils doivent garder un œil sur ce qui se passe», dit-elle.

Le fait que, face à un taux de chômage élevé, des personnes soient prêtes à affronter leurs employeurs pour protéger leurs propres droits et ceux de leurs collègues montre que la détermination des citoyens s’accroît. De tels cas peuvent servir d’exemple positif pour d’autres citoyens qui n’ont pas connu d’expérience similaire. La question de savoir si ces tendances peuvent être politisées et conduire à des changements généraux dans la société dépendra de nombreux facteurs. Toutefois, l’activité de la population dans la protection de ses intérêts collectifs peut devenir une condition préalable nécessaire à un tel changement social.

Alexandre Kitral - Journaliste traitant particulièrement la question des violations des droits humains et de protection sociale.

Traduction Patrick Le Tréhondat